25 février 2015

 

La bactérie qui a inventé l'électricité pour se nourrir

 
En "inventant" l'électricité, l'Homme se dotait d'un nouveau moyen de transporter l'énergie alliant simplicité, sécurité et faible coût qui allait révolutionner l'industrie et transformer le monde. Mais il n'était peut-être pas le premier à le faire.

L'affaire remonte à 2010. Lars Peter Nielsen, professeur au département des biosciences et microbiologie de l'Université d'Aarhus, au Danemark, étudie les boues d'un port proche de l'établissement, effectuant un relevé des bactéries et autres microorganismes de l'endroit. A son grand étonnement, il s'aperçoit qu'un courant électrique, faible mais significatif, circule entre la surface et quelques centimètres de profondeur. Un phénomène parfaitement inconnu ailleurs sur la planète.

Sans meilleure explication, Nielsen soupçonne une bactérie de se trouver à la source de cet effet, mais sans pouvoir le prouver. Ce n'est que deux ans plus tard qu'un de ses étudiants, Christian Pfeffer (actuellement chercheur au Max Planck Institute for Marine Microbiology), détermine que ce courant électrique circule entre les sulfures contenus dans les sédiments à quelques centimètres de profondeur et la surface. Mais comment, et surtout, pourquoi ?

Un examen plus attentif lui permettra de mettre en évidence la présence de complexes bactériens filiformes, reliant surface et sédiments, appartenant à la famille des Desulfobulbaceae, mais dont les gènes sont de moins de 92% identiques aux autres membres déjà connus de ce groupe. Chaque bactérie, qui ne mesure qu'un micron (un millionième de mètre) s'allie à sa voisine, finissant par former de proche en proche un long câble filiforme vertical composé d'un faisceau de fibres conductrices entouré d'une gaine isolante et pouvant atteindre plusieurs centimètres de long. Cela dans le but évident de relier les boues sulfureuses complètement privées d'oxygène à la surface liquide, où l'oxygène abonde.
 
 

 
Observés au microscope électronique, les fils formés par Desulfobulbaceae
apparaissent ici en bleu. Crédit Université d'Aarhus.
 
Pfeffer a pu quantifier le phénomène. En moyenne 40 millions de bactéries sont présentes dans chaque centimètre cube des boues examinées, de quoi construite environ 117 mètres de câble vivant.

Un courant électrique pour se nourrir

Les sulfures contenus dans la boue du port constituent une source d'énergie particulièrement riche. Mais pour être métabolisés, l'oxygène est nécessaire. Or, celui-ci n'est présent que dans les sédiments situés plus haut et dans les eaux de surface. En s'unissant pour former des câbles conducteurs d'électricité, les bactéries créent une différence de potentiel et transfèrent les électrons depuis les sulfures sur l'oxygène, libérant ainsi l'énergie dont elles ont besoin pour survivre.
 
 

 
Métabolisation des sulfures par l'oxygène de surface, par l'intermédiaire des électrons transportés
par les filaments bactériens. Crédit Université d'Aarhus.
 
Ce transfert d'électrons n'est pas exceptionnel, on peut même dire qu'il est source de vie puisqu'il se produit en permanence dans notre propre organisme, transmis d'une protéine à l'autre au cours de la digestion et de la métabolisation de nos aliments. Mais alors qu'il se produit à l'intérieur d'une seule cellule, les bactéries-câbles mettent en œuvre une immense chaîne de cellules, abolissant par l'intermédiaire d'un courant électrique les distances entre les deux milieux complémentaires.

Chaque filament bactérien, qui peut être considéré comme une seule bactérie multicellulaire et dont l'épaisseur varie entre 400 et 700 microns, comporte une quinzaine de "fils" reliant la couche de sulfures à la surface riche en oxygène, et est entouré d'une membrane isolante évitant toute déperdition d'énergie électrique. Plus étonnant, la surface disponible a été tellement optimisée que chaque mètre carré de boue cumule plusieurs dizaines de milliers de kilomètres de câbles vivants.
 
 

 
Vue en coupe au microscope électronique des filaments bactériens. Crédit Université d'Aarhus.
 
Un nouveau genre ?

Ces bactéries, de la famille des Desulfobulbacea, tirent leur énergie de réactions d’oxydation des sulfures en transportant les électrons. Pour survivre, les ancêtres de ces bactéries avaient besoin à la fois de se nourrir à partir des sulfures et de respirer. Or, elles disposaient certes de réserves importantes de sulfure d'hydrogène présent dans les boues, mais pas d'oxygène, presque complètement absent. Pour pallier ce manque, les cellules du fond se mirent à absorber le sulfure d'hydrogène, dont les électrons purent migrer vers la surface et réagir avec l'oxygène, d'abord sur de très courtes distances, puis l'évolution fit le reste...

Le phénomène n'est pas unique, mais jusqu'à très récemment, les scientifiques pensaient que les bactéries ne pouvaient conduire les électrons que sur de très courtes distances, de l'ordre d'un seul micron. Puis en 2005, Gemma Reguera et Derek Lovley, de l'Université d'Oviedo (Espagne), avaient constaté que Geobacter sulfurreducens pouvait réaliser une connexion électrique sur plusieurs microns en utilisant des extensions, ou plutôt des excroissances de surface, ressemblant à des poils ("pili" en langage scientifique). Puis d'autres espèces ont été découvertes, pouvant envoyer des électrons à travers des réseaux de fils sur des distances bien plus grandes, 100 microns, puis un millimètre, s'approchant du centimètre. Soit une augmentation  de l'ordre de dix millions en six années de recherches, selon Lovley. Mais aucune de ces espèces n'avait encore atteint la perfection et l'organisation des "nouvelles" Desulfobulbaceae découvertes par Peter Nielsen et Christian Pfeffer.

Bien que ces organismes aient été provisoirement classés parmi un groupe de bactéries déjà connues, les scientifiques estiment cependant qu'elles font partie d'un nouveau groupe, conséquence évolutive des contraintes imposées par l'environnement.

Jean Etienne

Sources principales :

Filamentous bacteria transport electrons over centimetre distances (Nature)
Kenneth Nealson's discoveries defy long-held assumptions (AAAS)

Meet the electric life forms that live on pure energy (New Scientist)

 

 

 
Les fils orange des nouvelles Desulfobulbaceae s’étendent dans un bécher de laboratoire entre une couche de
sédiment rougeâtre, riche en oxygène et une couche sombre de sulfures sans oxygène. Crédit Université d'Aarhus.
 

 

 
 
 

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