UNE BATAILLE LITTÉRAIRE

   

 

 

 

Il n'est point dans tout le cours de notre histoire littéraire d'épisode plus célèbre que celui de la révolution romantique. Car c'est bien là le nom qui reste à l'éclatante et fougueuse tentative des poètes de 1830. Par quels caractères essentiels peut-on définir le romantisme ? De qui procède-t-il et de quelles circonstances ? Autant de points sur lesquels les critiques discutent. Mais sur cette idée d'une révolution accomplie par les romantiques, tout le monde s'accorde; elle est devenue populaire. Et cette révolution, comme bien d'autres, fut mélangée de bien et de mal; on en peut déplorer les excès, les erreurs : dans son ensemble, il n'est pas con­testable que, par son caractère libérateur, par l'audace juvénile qui l'anima, elle ait pour jamais conquis l'âme des hommes de ce siècle.

Aujourd'hui encore , après soixante-dix-ans écoulés, nous ne pouvons relire sans joie et sans sympathie les amusants récits de la première représentation d'Hernani.

Une députation d'auteurs classiques avait adressé à Charles X une supplique pour lui demander d'interdire une pièce qui devait être un défi au respect de toutes les traditions, à toutes les règles du bon sens et du bon goût. Le roi les avait éconduits : «En pareille occurrence, avait-il dit, je n'ai d'autre droit que celui de ma place au parterre».

Démarche avortée donc, mais qui pouvait tout laisser craindre. Les claqueurs de théâtre eux-mêmes n'étaient-ils pas soudoyés, et ne devaient-ils pas faire défection ? Les romantiques résolurent de se passer de leur concours douteux. Mais par qui les remplacer ? Par des artistes, apprentis peintres et sculpteurs que les amis du poète, Gérard de Nerval surtout, allèrent racoler dans les ateliers romantiques. Pour signe de ralliement, on leur distribua des cartes rouges timbrées du mot espagnol hierro, fer.

 

 

Théophile Gautier, pour sa part, devait amener une escouade de six combattants : il se mit à leur tête, reconnaissable à ses longs cheveux et à son gilet rouge. Gilet célèbre qui, d'ailleurs, était un pourpoint : c'est Gautier lui-même qui rectifie l'erreur accréditée sur cet important sujet; ce pourpoint, le jeune homme l'avait commandé expressément, au grand émoi de son tailleur, qui avait peur des railleries de ses confrères, et il en avait surveillé l'exécution. Quoi qu'il en soit, dès deux heures de l'après-midi, Gautier et les autres chefs de groupes avec leurs compagnons pénétraient dans la salle de spectacle et se logeaient les uns au par­terre, «prêts à donner avec ensemble sur les Philistins au moindre signe d'hostilité»; les autres «aux places hautes, aux recoins obscurs du cintre, sur les banquettes de derrière des galeries, à tous les endroits suspects et dangereux où pouvait s'embusquer dans l'ombre une clef forée, s'abriter un claqueur furieux, un prud'homme épris de Campistron et redoutant le massacre des bustes par des septembriseurs d'un nouveau genre.»

Un peu avant huit heures, les gens graves firent leur entrée. «L'orchestre et le balcon, dit Gautier, étaient parés de crânes académiques et classiques. Une rumeur d'orage grondait sourdement dans la salle.» Enfin les trois coups retentissent; le rideau se lève : dès les premiers mots du second vers, les partis se déchaînent.

On se souvient du début d'Hernani. La duègne (*) est seule; elle entend frapper et dit :

  • Serait-ce déjà lui ? C'est bien à l'escalier…

  • Dérobé....

A ce rejet hardi, les classiques s'indignent; les romantiques applaudissent. Dès lors, c'est une succession de murmures qui semble à chaque instant annoncer de nouvelles tempêtes.

(*) Gouvernante chargée de veiller sur la conduite d'une jeune personne. NDA.

 

 

 


 

 

C'étaient pourtant les plus fous cette fois qui se trouvèrent les plus sages. L'événement leur donna raison : au bout de peu de temps, le succès d'Hernani ne fut plus douteux pour personne : ici encore l'audace, - l'audace du génie, - avait vaincu.

Victoire qui ne fut pas sans retour, il est vrai. Un moment vint où l'opinion se détacha du drame romantique et s'éprit à nouveau de formes d'art plus simples. N'importe : l'esprit qui avait animé la révolution roman­tique, sinon toutes les oeuvres du romantisme, l'esprit de nouveauté, de liberté, de vérité, de hardiesse, subsistait, et c'est lui qu'on retrouve jusque dans les tentatives en apparence les plus opposées au romantisme.

Quand parurent les premières oeuvres de l'école réaliste, quelles révoltes ou quelles réserves, d'ailleurs justifiées, elles provoquèrent !

Mais, en dépit d'excès et d'exagérations regrettables, elles attestaient le légitime souci de traduire la réalité telle qu'elle est.

Ce goût de la nouveauté hardie peut d'ailleurs nous rendre injustes envers les écrivains comme envers les artistes. De là, par exemple, le discrédit momentané de certains auteurs que leur bon sens et leur probité devraient nous faire estimer. Tout n'est pas bon dans ce goût de la nouveauté et de la har­diesse quand même. Mais il faut l'avouer: ceux que nous écoutons, ceux que nous prenons le plus volontiers pour guides, ce ne sont plus ceux dont l'art et la pensée suivent à mi-côte les voies accoutumées et sûres. Ce sont ceux qui se frayent hardiment leur chemin jusqu'aux sommets d'où la vérité se découvre sans voiles, d'où la vue aussi s'étend vers des horizons plus larges, d'où l'esprit s'élance vers des espérances sans limite.

 

 

La bataille de l'Alma (1854), d'après le tableau de Pils.

C'est surtout quand on étudie notre histoire militaire, si glorieuse en ces cent dernières années, que l'audace apparaît bien comme la vertu dominante de notre siècle. "Nos soldats ne marchent pas, ils courent", écrivait le Maréchal de Saint-Arnaud au lendemain de la bataille de l'Alma, une de nos plus brillantes victoires.

 

 

   
 
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Une bataille littéraire
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